Des tubes digestifs

Vos réactions au dernier article « Des « sans » vidés de sens » ont été nombreuses, certaines appelant des réponses : « Quel amateur allons-nous laisser au vin ? On attend ! ». Eh bien voilà : des tubes digestifs ! 
Pour arriver à cette conclusion proctologique, il faut s’éloigner du vin et monter sur sa selle… direction le Tour de France des années 1960 ! Si les coureurs de cette époque buvaient du vin ou de la bière (considérés plus sûrs que l’eau des campagnes !) pour oublier la douleur, c’est que le Tour de France d’alors n’avait rien à voir avec le show télévisé de notre époque. Et si tout le monde, amateur ou pas de la grande boucle, connaît aujourd’hui les « forçats de la route », Henri Pélissier ou Jacques Anquetil, c’est que l’histoire de ces héros du bitume raconte de véritables exploits.  Pourtant, ce n’est pas tant ces exploits que la façon dont ils sont racontés qu’il nous faille ici considérer. Ces cyclistes appartiennent aussi à notre histoire parce qu’ils ont été liés à la légende qu’en ont faite les grands écrivains. Du poète Alfred Jarry au journaliste Pierre Chany en passant par l’écrivain Albert Londres, ces passionnés de vélo ont sans le vouloir fait d’un Pélissier ou d’un Anquetil des immortels. Et lorsque « Maître Jacques » se voit demander par un journaliste ce qu’il a pensé de sa journée sur le Tour, il répond cette phrase synthétique : « Il faudrait me reposer la question demain matin. Une fois achevée la lecture de l’article de Pierre Chany dans l’Équipe, j’y verrai nettement plus clair. ». 

Pierre Chany Crédit photo l'Equipe
Pierre Chany Crédit photo l'Equipe 

Aujourd’hui, difficile d’imaginer un article du calibre de Pierre Chany. Les images ont remplacé le papier et les hurlements du journaliste sportif, les envolées lyriques de l’écrivain. Autrement dit, nous avons substitué la surexcitation des sens au murmure silencieux de la mémoire, les rutilances de l’instant aux propriétés éternelles des mots. On retiendra Anquetil, mais on oubliera Vingegaard*. Comme les grands cyclistes, les vignerons sont des producteurs littéraires. Ils ne sont pas des écrivains à proprement parler, mais la matrice dans laquelle germe la matière pour faire éternité. Et cette matière, le vin, est littéraire. Elle s’écrit, Hugo, Flaubert, Colette, Mauriac, ou elle se dit, ou se commente, à partir d’un travail de l’esprit qui s’appuie sur les sens. 
Mais que se passe-t-il si le vin devient aussi lisse qu’un Vingegaard, et son commentaire une photo ou une note chiffrée ? Surexcitation des sens au lieu du murmure silencieux de la mémoire, rutilances de l’instant au lieu des propriétés éternelles des mots, disais-je. Qu’est-ce qu’un vin fruité ou facile à boire sinon une surexcitation des sens piégée dans la rutilance éphémère d’une publication Instagram ? Si le vin n’a plus le pouvoir synesthésique de fertiliser l’imaginaire, faisant d’une odeur un bruit ou bien d’une saveur un relief, que pouvons-nous attendre de nos sens sinon une fonction purement manducatoire dont toute transcription littéraire serait désespérément vide ? De là, que pouvons-nous attendre d’un amateur qui, réduit à sa gastricité, préfère ce qui est bon à ce qui est beau, ce qui rassure à ce qui aiguillonne, ce qui nourrit à ce qui fertilise ? Enfin, que pouvons-nous attendre d’individus dont la seule fonction qui vaille est celle de leur tube digestif ? 

Cloaca
Cloaca © Wim Delvoye

Rassurez-vous. Si vous êtes arrivé jusque-là, ce n’est pas grâce à votre estomac… Vous dégustez le vin, comme nous devrions le boire. C’est-à-dire avec une certaine conscience des sens. Pour paraphraser John Burrough, « le ton sur lequel nous parlons au vin est celui qu’il emploie avec nous ». Vous n’êtes pas dupes, vous savez ce qu’un vin peut dire si on lui accorde un peu d’attention. À cet égard, nous vous recommandons notre compte rendu de dégustation des livrables 2020 et 2021 des Grands Crus Classés en 1855 dont le souvenir fut celui d’une agréable compagnie, aussi bien pour les sens que pour l’esprit. Bonne lecture. 

 

Olivier Borneuf